En janvier 2024, Casino, l'empire de la grande distribution française, s'effondrait définitivement. Criblé de dettes de près de sept milliards d'euros, le groupe qui employait encore 50 000 personnes en France et 200 000 dans le monde a dû être repris in extremis par le consortium de Daniel Kretinsky. Comment l'enseigne pionnière de Saint-Étienne, créée en 1898 par Geoffroy Guichard et première à introduire le libre-service en France, a-t-elle pu sombrer à ce point ? Retour sur les dix décisions stratégiques qui ont scellé le destin de ce géant déchu de la distribution.
1. La prise de contrôle par Jean-Charles Naouri (1997) : Le jour où la finance a remplacé le commerce
La décision : En 1997, Jean-Charles Naouri, financier et agrégé de mathématiques, utilise sa holding Rallye pour prendre le contrôle de Casino, alors deuxième distributeur français.
Pourquoi c'était fatal : Pour la première fois dans l'histoire de la grande distribution française, un pur financier s'empare d'un géant du commerce de détail. Naouri ne s'intéresse pas aux rayons ou à l'expérience client, mais aux flux financiers et aux montages capitalistiques. Sa vision transforme Casino d'une entreprise commerciale en "machine à cash" destinée à alimenter un édifice financier complexe.
Les conséquences : Cette rupture marque l'abandon de la culture commerciale historique de Casino au profit d'une logique purement financière qui va gangrener toutes les décisions futures du groupe.
« Dans le cas du groupe Casino, on a à la fois un homme, Jean‑Charles Naouri, qui a construit toute une cascade de holdings et qui s'est endetté à chaque fois pour jouer sur les effets leviers … Cette stratégie, selon Noël, a imposé une pression colossale sur le groupe pour générer des dividendes et rembourser les dettes. », Noël Zierski sur le podcast en janvier 2025.
2. La construction du "Château de Dette" (1997-2005) : Une architecture financière périlleuse
La décision : Naouri construit un modèle financier vertical où sa holding personnelle Euris est au sommet, suivie par Finatis, Foncière Euris, et tout en bas, Casino.
Pourquoi c'était fatal : Ce "château de dette" fonctionne comme un système où chaque étage emprunte en prenant comme garantie l'étage inférieur. Le système ne tient que si deux conditions sont réunies : l'action Casino ne doit pas baisser et le groupe doit verser des dividendes réguliers. Cette fragilité structurelle rend le groupe vulnérable au moindre choc.
Les conséquences : De 2005 à 2017, Casino verse en moyenne 300 millions d'euros par an à ses actionnaires, dont la moitié à deux tiers remonte aux holdings de Naouri pour rembourser leurs dettes. Cette spoliation organisée se fait au détriment des investissements dans les magasins.
3. La frénésie d'acquisitions financées par la dette (2005-2014) : La course à la taille
La décision : Casino lance une série d'acquisitions massives : Monoprix, Franprix, Vival, Spar, Naturalia, Cdiscount, Leader Price, sans oublier GPA au Brésil, Exito en Colombie, Big C en Thaïlande.
Pourquoi c'était fatal : Ces acquisitions sont financées intégralement par la dette, selon le principe de "croissance externe" où les profits espérés doivent rembourser les emprunts. Mais les synergies ne sont jamais au rendez-vous et les résultats décevants. La dette nette explose, passant de 3,8 milliards d'euros en 2010 à 5,8 milliards en 2014.
Les conséquences : Le groupe devient un conglomérat ingérable, dilué sur de multiples marchés sans expertise réelle, avec une dette qui commence à peser sur sa capacité d'investissement et sa compétitivité.
4. L'abandon de la politique prix compétitive (2010-2015) : Le contrat brisé avec les clients
La décision : Pour maintenir ses marges et continuer à distribuer des dividendes, Casino choisit de ne pas s'engager dans la guerre des prix qui fait rage dans la grande distribution.
Pourquoi c'était fatal : Casino n’a pas su comprendre que le prix constitue le contrat de base entre une enseigne et ses clients. À mesure que les tensions sur le pouvoir d’achat s’accentuaient, les enseignes les plus compétitives sur ce critère ont renforcé leur position. En restant en retrait sur l’enjeu du prix, Casino s’est progressivement retrouvé hors-jeu.
Les conséquences : À cause de tarifs trop élevés, les clients désertent les magasins. Pour compenser la baisse de fréquentation, Casino augmente encore ses prix, créant un cercle vicieux qui perdure depuis plus de dix ans. Sa part de marché s'effondre progressivement.
5. Le sous-investissement dans la modernisation des magasins (2010-2020) : L'Expérience Client Sacrifiée
La décision : Pour préserver les dividendes versés aux holdings, Casino réduit drastiquement ses investissements dans la rénovation et la modernisation de son parc de magasins.
Pourquoi c'était fatal : Dans un secteur où l'expérience client est cruciale, Casino accumule un retard considérable face à des concurrents qui investissent massivement dans leurs points de vente. Les magasins deviennent obsolètes, peu attractifs, avec des rayons souvent vides.
Les conséquences : Les clients ne restent fidèles que par contrainte géographique - les "clients captifs" qui habitent près des magasins. Cette base de clientèle s'érode progressivement au profit de concurrents plus modernes et attractifs.